La nuit de feu


Schermata 2016-07-04 alle 15.20.57Dans La Nuit de feu d’Eric-Emmanuel Schmitt (Paris, Albin Michel, 2015) – un livre qui semble connaître une diffusion considérable, et il la mérite – trois passages sont frappants.

L’épisode de la voiture rouge (p. 60-63). L’auteur a cinq ans, il active avec énergie sa voiture rouge à pédales, pour tenir le pas avec son père qui marche à côté et, soudain, voici qu’il fait une étrange expérience d’existence : « Je suis là… Je m’appelle Eric-Emmanuel, je suis le fils de Paul Schmitt, et j’existe ». Une expérience formidablement personnelle : il se rend compte qu’il est là, qu’il existe, qu’il vit ! « Mon ‘je’ cessait d’appartenir à la grammaire, je me l’appropriais, un point de vue, doublé d’un contenu ». Il est subitement introduit dans le monde du réel : « J’existe », il éprouve le « bonheur d’être ». L’être, la vie ne sont pas le terme d’une longue recherche, la conséquence d’un parcours inquiet, ­[Descartes : « …donc je suis »], mais une évidence première, un éblouissement, un trésor, qui illumine en même temps le soi et tout le reste : « je suis, tu es, il est », tout cela d’un seul coup. Une expérience qu’on peut dire ‘métaphysique’. – Je sais bien moi-même où et quand j’ai fait une expérience analogue, qui donne pour toujours le sentiment de l’être, qui fait surgir sans qu’on y soit pour rien l’évidence de l’existence de soi, du monde et qui laisse aussi pressentir Dieu. Kant a raison de dire que le Moi, le Monde et Dieu sont au-delà de l’entendement : ils surgissent dans l’expérience et alors, ils fondent l’entendement. L’ennui est qu’on peut être agrégé de philosophie ou professeur ordinaire de théologie sans avoir jamais fait une telle expérience, ou bien sans l’avoir identifiée, ou bien en l’ayant oubliée. Alors très intelligemment on combine des raisonnements mais…

La difficulté est que, si on a fait cette expérience, on ne peut pas la transmettre avec des mots ou des concepts, car elle leur est antérieure. Je crois que, pour introduire à l’être, saint Thomas parle de manuductio : tu prends ton étudiant par la main, tu essaies de le mettre en condition de « saisir », mais tu ne peux rien de plus. Ainsi d’Eric-Emannuel : il nous raconte, mais l’étincelle ne peut venir que de notre intérieur. Puisse son récit éveiller l’un ou l’autre.

La leçon d’astronomie. La controverse entre Eric-Emannuel et Jean-Pierre (p. 68-72) soulève la question du statut de la vérité, celle de Pilate, la nôtre : « qu’est-ce que la vérité ? » Le physicien ne se pose pas la question : la théorie du Big Bang est l’expression de la vérité scientifique, point. Le philosophe souligne alors la précarité de cette théorie, que la recherche scientifique remplacera plus tard par une autre, mais il conclut sans doute trop vite : « votre théorie expose la façon moderne d’habiter l’ignorance » En réalité, je pense que si toute vérité, c’est-à-dire toute expression verbale de la connaissance, est à la fois partielle et provisoire, l’expérience prouve aussi qu’elle suffit pour vivre, c’est-à-dire gérer l’existence concrète. J’ai souvent entendu dire que, « pour les opérations habituelles, la physique de Newton suffit ». Elle ne suffit pas pourtant à combler le désir de connaître, qui nous habite à l’infini, et c’est pourquoi la recherche reprend et progresse afin d’arriver à des perceptions plus larges, plus englobantes mais aussi plus précises. Ainsi, on voudrait aujourd’hui pouvoir unifier dans une seule théorie la relativité et les quanta. – Il en est de même, ou il devrait en être de même dans les choses de la foi. La Révélation est faite d’histoires, de symboles, de formules relativement (mais relativement seulement !) cohérentes. Les interprétations et les constructions ont de la valeur, elles soutiennent la vie avec Dieu et les hommes. Mais le processus est infini. Les cent dernières années ont profondément modifié le langage et la perception de la foi : ces modifications toutefois, pour être authentiques, doivent être, ont été une reprise en profondeur et selon des lumières neuves, de la même réalité qui se disait et se vivait un peu autrement. Il n’y a place ni pour le scepticisme, ni pour le dogmatisme.

L’autre corps. Evidemment, le récit de l’expérience qu’on peut dire mystique (p. 132-143) est la partie la plus forte de l’ouvrage. Je ne veux pas la résumer ici, mais la commenter avec une réflexion que je me suis souvent faite : quand nous parlons du corps, de quelque manière que ce soit, nous pensons toujours à ce corps-ci, à la manière matérielle, spatiale, temporelle, que nous lui connaissons et selon laquelle nous vivons, même spirituellement. Mais nous (au moins nous les chrétiens), nous avons peut-être tort. Puisque nous croyons en la résurrection et à la vie éternelle, il faudrait essayer de penser ce corps-ci à partir de l’autre, ce corps-là, qui est la véritable finalité du premier. Comprendre la figure à partir de la transfiguration. Les paroles d’Eric-Emmanuel me semblent tout à fait justes. Il parle de la mort : « La force ne m’annonçait pas lorsque je périrais… Elle m’expliquait que ce serait utile et merveilleux. Je devais apprendre à accepter cet événement, mieux même à l’aimer. Ce jour-là constituerait une bonne surprise ! La mort n’apporterait pas une fin, mais un changement de forme ; j’échapperais à cette terre pour gagner une patrie, l’unité première inconnue ». La liturgie ne dit pas autre chose : « la vie est changée, elle n’est pas supprimée ». Elle nous dit aussi que le Christ est le premier qui ait passé par cette expérience, et la foi nous assure que le baptême a inscrit dans notre corps les arrhes, c’est-à-dire quelque chose, un avant-goût, de cette terre nouvelle. Notre corps est même et autre. Jour après jour, il faut vivre le même (ce corps-ci) à la lumière de l’autre, celui qu’Eric-Emmanuel Schmitt a expérimenté, celui que la foi nous fait déjà reconnaître en nos membres, tandis que nous continuons de vivre. Cela ne veut pas dire quitter le corps ou le refuser, mais dans les formes et la sensibilité qu’il est pour nous aujourd’hui, le pressentir tel qu’il sera lui-même enfin, et gérer notre existence dans cette lumière symbolique. Et regarder le corps des autres à cette même lumière. Chaque homme dans le métro est promis à la gloire, et un certain regard peut la déceler en lui.

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