Cléricalisme ?
Traduzione italiana qui
La question des prêtres pédophiles a pris une importance mondiale. Le pape François a reconnu aussi bien les fautes commises que la carence de réactions fortes de la part des évêques qui ont facilité l’extension de cette plaie, et la nécessité de venir en sérieusement en aide aux victimes, de guérir le dommage qu’elles ont subi. Sans compter la demande peut-être la plus importante, car elle regarde le futur : comment éviter les récidives. Et il ne faut pas oublier la miséricorde, que le pape François a mise en exergue de tout son ministère apostolique.
Dans sa dernière lettre adressée à tous les catholiques, le pape François a mis en garde contre le « cléricalisme », qui serait à la racine des maux qu’il dénonce, une sorte de corruption de la vocation sacerdotale qui s’est laissé détourner de son sens apostolique et évangélique et attirer vers ce que le pape appelle ailleurs la « mondanité », à laquelle il faisait allusion dès l’homélie qu’il adressait aux cardinaux à l’Eucharistie du lendemain de son élection en 2013.
Je voudrais réfléchir à nouveau sur cette question du cléricalisme, de la mondanité. Le frère Michael Davide, dans son récent livre La vérité vous rendra libres[1], vient de le dire avec force : derrière ces épisodes désastreux, il y a une question plus profonde, essentielle : qu’est-ce finalement que le sacerdoce presbytéral ?
Pour répondre à la question, je pense qu’il est temps d’en vraiment prendre au sérieux une autre , que je me suis permis de formuler il y a déjà longtemps mais qui attend toujours sa réponse : dans certains cercles de l’Eglise, on se demande s’il ne serait pas opportun d’ordonner prêtres des viri probati, traduisons « des hommes qui ont fait leurs preuves ». C’est d’ailleurs ce que l’on fait, s’il s’agit d’appeler un chrétien au diaconat. Voici alors la question : pouvons-nous considérer comme viri probati des jeunes gens qui, justement, n’ont pas encore fait leurs preuves : ni celle d’une vie conjugale sérieuse, ni celle d’une vie professionnelle solide, ni celle d’engagements dans la cité au plan politique, social, associatif ? Autrement dit, on les ordonne seulement sur la base d’une formation reçue au séminaire qu’on veut aujourd’hui (mais aujourd’hui seulement) attentive aux dimensions humaines de la personnalité. Mais une « formation » ne fait pas un homme « formé » : c’est seulement le temps qui permettra de savoir si l’homme est vraiment formé. Il y a d’excellentes formations qui, pour diverses raisons, ont échoué et tel ou tel homme ne répond pas finalement aux espérances liées à la qualité de la formation. Pourquoi serait-ce différent avec la prêtrise ? Ne vaudrait-il pas mieux retarder l’ordination jusqu’au moment où le vir (non plus le juvenis) se sera révélé probatus ? Sinon, que se passe-t-il ? Dans bien des cas heureusement, on a de bons prêtres ; ce n’est pas la peine de les décrire ici : chacun de nous en connaît beaucoup. Mais il y a aussi des cas moins heureux, qui relèvent de ce que le pape François appelle le « cléricalisme » qui peut connaître des dérives plus ou moins fortes, ces dernières heureusement rares. J’ai eu jadis l’opportunité d’enseigner dans deux universités romaines, et je me suis aperçu que, dans certains cas, le « cléricalisme » était déjà là et se manifestait chez les hommes : moins attachés à leurs études, moins soucieux de sainteté… tout simplement peut-être parce que leur avenir était assuré : à moins de fautes graves ou de contre-indications évidentes, ils seraient prêtres, auraient leur paroisse, leurs émoluments,… donc une sécurité de base. Les femmes, au contraire, n’auraient un avenir dans quelque mission d’Eglise que si elles manifestaient un bon niveau, et donc il leur fallait « faire leurs preuves » (mulieres probatae !). – Toutes ces considérations me font penser qu’il est temps aujourd’hui pour l’Eglise de prendre à la lettre ce que l’épître à Tite dit du candidat à l’episcopê[2].
L’honnêteté m’oblige à dire aussi que le Saint Siège me semble en partie responsable de cette dérive, car il n’a jamais favorisé une réforme en profondeur de ce qu’on appelle le « sacerdoce catholique ». Le Concile avait, non sans difficultés, jeté quelques jalons en ce sens. Des théologiens d’après le Concile, dans plusieurs pays, sont entrés dans cette ouverture et ont peu à peu dessiné une figure du prêtre cohérente avec les autres grandes intuitions de Vatican II sur l’Eglise en elle-même et dans sa mission d’évangélisation. Une immense bibliographie pourrait être établie ici. Mais les prises de position officielles n’ont pas suivi. Dans le chapitre consacré aux décrets Presbyterorum Ordinis et Optatam totius, du volume L’Eglise catholique a-t-elle donné sa chance au Concile Vatican II, Gilles Routhier conclut ainsi son exposé de ce qui s’est passé : « La réflexion [menée sous les papes Jean-Paul II et Benoît XVI] insiste de plus en plus sur l’identité du prêtre et sa spiritualité. De plus le presbytérat en vient à être conçu comme un état de vie plutôt que comme un ministère. Par glissements successifs, on en revient à considérer le presbytérat, qu’on désigne de plus en plus à partir de la catégorie sacerdotale, comme un état de perfection. En près de cinquante ans, on a pratiquement inversé la perspective mise en avant par Vatican II »[3]
Qu’est-ce donc qui conduisait à concevoir le presbytérat comme un état de vie ? Peut-être deux éléments qui semblaient requérir la plus haute sainteté : la hiérarchie, le pouvoir sacré, l’un et l’autre orientés d’abord non vers l’Eglise mais vers les célébrations sacramentelles.
L’idée hiérarchique, dans sa signification la plus haute, remonte au Pseudo-Denys, ce théologien mystique qui a essayé de penser le Mystère chrétien avec l’aide des catégories mises en place dans la Théologie platonicienne écrite par le génie de l’Ecole d’Athènes, Proclus : de la plénitude indicible de l’Un innommable au- dessus de tout, émanent par degrés les intelligences qui, à la fois, sont à la source du degré inférieur à elles et sont animées d’un désir de retour vers la Source qui les dépasse. Cette figure concerne à la fois la hiérarchie des Noms divins, et, au plan chrétien, l’ordre fait des hiérarchies de choeurs angéliques et dans l’Eglise des diverses personnes. L’évêque est sur la terre l’émanation la plus pure de la sainteté, dont le texte décrit l’activité symbolique et le souffle contemplatif. En Occident, après le Concile de Trente, cette vision hiérarchique a qualifié davantage le prêtre.
Le pouvoir sacré : celui qui permet à celui qui appartient à l’ordre hiérarchique de poser des actes proprement divins : ceux qui, dans les sacrements, font ce qu’aucune créature de peut faire : opérer la conversion eucharistique du pain au Corps, du vin au Sang du Christ (Eucharistie), faire entrer un homme dans le Corps du Christ, au Baptême et à la Pénitence. Ici, l’instrument qui permet de penser ce Mystère, n’est plus la Théologie platonicienne, mais la Métaphysique d’Aristote.
Or l’une et l’autre de ces composantes dans l’interprétation du presbytérat à la fois semblent conférer une dignité à la mesure de leur transcendance, et elles constituent une exigence immense de sainteté sacerdotale, – ce qui peut d’ailleurs expliquer la réticence opposée autrefois par de nombreux saints à la réception de l’Ordre jugé totalement au-delà de leurs capacités.
Il me semble que cette mentalité générale de la sainteté du prêtre a gouverné les prises de position du magistère catholique, même depuis le Concile. C’est sur ce socle inchangé (où le célibat prend sa place, liée à la catharsis grecque) qu’on a greffé un certain nombre de considérations plus modernes d’ordre psychologique et intellectuel. Mais au total, l’idée du prêtre demeure extrêmement élevée. Trop élevée ? On s’en rend compte en lisant la Ratio fondamentalis Institutionis sacerdotalis, récemment publiée par le Saint Siège sous le titre : « Le don de la vocation sacerdotale ». Il est difficile d’imaginer une vocation chrétienne qui soit supérieure à celle instaurée dans ce texte. La question qui peut se poser : à quelle réalité de prêtre correspond cet admirable programme ?[4]
D’où la double question que je me pose : s’il est vrai que le platonisme articulé de Proclus et la métaphysique d’Aristote ont fourni jadis les instruments de la construction théologique du sacrement de l’Ordre, quels seraient les instruments à utiliser aujourd’hui qui, sans renier ce passé et en l’assumant autant que possible, permettraient de le construire autrement ? Si, par ailleurs, il est vrai que la conception sous-jacente au « don de la vocation sacerdotale » est, d’une part très haute et de l’autre inadaptée peut-être à la conjoncture culturelle d’aujourd’hui, ne risque-t-on pas toutes sortes de déviations ? Quand le séminariste sortira de son séminaire, très (trop ?) conscient de la situation transcendante de sa vocation, et qu’il se trouvera confronté d’une part à la réalité de ce monde difficile, et de l’autre à sa propre fragilité humaine, ne risquera-t-il pas de perdre pied et de ne pas trop savoir comment gérer son existence ? La grâce de Dieu et l’aide des hommes permet certes à la plupart de « mener le bon combat ». Mais ne faudrait-il pas réfléchir plus sérieusement sur les échecs ? Non seulement la pédophilie, mais l’abandon relativement fréquent du « sacerdoce » au bout de quelques années ou, fait moins grave et plus courant, l’autoritarisme des prêtres et leur manière rigide de se comporter avec les autres, les questions d’argent ? Cela n’est-il pas exactement le cléricalisme que condamne le pape François ? Ne serait-ce pas dû au fait que la formation, telle qu’elle a été mise en place, finit par révéler l’impasse où en réalité elle a mis les jeunes gens ? La vraie question est : qu’est-ce qu’un « prêtre » ? Et je ne pense pas être présomptueux en suggérant qu’on aille chercher la réponse chez les théologiens qui ont travaillé là-dessus depuis le Concile et dont les ouvertures, aussi mesurées que belles, n’ont pas encore ébranlé la sécurité de l’institution.
En 1971, il y a eu un synode sur les prêtres. Si, en 2021, il pouvait y en avoir un autre, qui partirait de l’idée de viri probati ? C’est la requête que volontiers j’adresserais humblement au pape François.
[1] Paris, 2018. L’éditeur français n’a malheureusement pas gardé le titre provocateur mais bien fondé de l’original italien Preti senza battesimo. J’’ai recensé la traduction française dans les Collectanea OCR, à paraître dans leur prochain numéro.
[2] J’ai essayé quelques réflexions là-dessus dans mon dernier livre Petit essai sur le temps du pape François, Paris, 2017, 201-222, éd. Italienne, 83-91
[3] Cahiers de la Revue théologique de Louvain n° 41, Leuven, Peeters 2016, 157-158.
[4] Je me souviens ici de ce que me disait il y a bien longtemps le regretté Philippe Delhaye, professeur à l’Université de Louvain : « au Moyen Age, on a fait de tous les prêtres des religieux, et de tous les religieux des prêtres ». Le Concile aurait pu faire évoluer cela.
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