Un synode sur la famille ?
La première et peut-être plus importante question que le Synode sur la famille pose au théologien est tout simplement celle de sa pertinence. N’aurait-on pas pu penser que, sur la famille, tout avait été dit, de Casti connubii à Familiaris consortio ? A quoi bon revenir sur une question déjà labourée dans tous les sens depuis longtemps, au sujet de laquelle une tradition autorisée s’était constituée et des écritures pertinentes rédigées ? Que peut-on alors attendre d’un synode sur la question, sinon qu’il reproduise, en mettant éventuellement à jour son expression, une doctrine fermement établie ? Le danger d’un tel synode ne serait-il pas qu’on y renonce subrepticement à la foi de l’Eglise en la matière et qu’on ouvre ainsi la porte à des comportements finalement pervers ?
Lorsque Jésus est apparu pour annoncer le Royaume de Dieu, sa prédication, nous le savons mieux aujourd’hui, n’était pas, sur bien des points, fort différente de celle des pharisiens. Ceux-ci ont été plutôt malmenés par les rédacteurs des évangiles, sous l’influence sans doute de controverses et de séparations postérieures à Jésus lui-même. Autrement dit, Jésus s’est en fait bien inséré dans une tradition vive à son époque, il a fait fond non seulement sur les Ecritures mais sur les interprétations qu’en donnaient ses contemporains. Les différences sont venues peut-être d’accentuations spécifiques mises par lui : par exemple la proximité de l’avènement du Royaume de Dieu génératrice de conversion ; l’intériorisation de la Loi dont le commandement de l’amour devenait le principe herméneutique premier ; la messianité de Jésus, prophète ultime avant la Fin, relié à Dieu d’une manière mystérieuse s’exprimant par son usage répété du nom de « Père ». Ces accents ne changeaient pas, la plupart du temps, les normes de l’agir, mais ils situaient celles-ci dans une perspective neuve : celle de l’urgence, de l’intériorité, de la filiation ; ils invitaient à une attitude nouvelle vis-à-vis de la tradition reçue, interprétation qui cependant pouvait parfois générer des comportements inédits. Au fond, Jésus a opéré ce qui a été qualifié par Michel de Certeau de « rupture instauratrice ». Rupture, car les éléments que je viens d’énumérer (et d’autres aussi peut-être) opéraient un déplacement dans le regard sur la Loi et sur sa mise en œuvre. Instauratrice, car il ne s’agissait pas d’une destruction mais d’un pas en avant où les éléments de la Loi se retrouveraient, mais autrement. Dans le Discours sur la Montagne, il y a cela : « On vous a dit, moi je vous dis » ((rupture) ; « Je ne suis pas venu pour abolir, mais pour accomplir » (instauration).
N’y aurait-il pas quelque chose comme cela dans la convocation du Synode ? Il semble que deux « prophètes », Jean et François, aient été donnés à l’Eglise, venant à la fois de la périphérie (une carrière pas spécialement éblouissante de nonce apostolique ; un évêché lointain d’Amérique latine) et du centre (ni l’un ni l’autre, légitimement élus à Rome, ne se sont manifestés « contre » quoi que ce soit). Or les deux, à peine installés, ont convoqué l’Eglise : le Concile de Jean XXIII, le Synode de François – ne voulant pas que la tradition reçue dans l’Eglise devienne une loi doctrinale et canonique fermée, mais qu’elle soit renouvelée à partir de l’ensemble des chrétiens et des églises en qui habite aussi l’Esprit.
Si cela est vrai, il y a peut-être, pour l’Eglise et chacun de nous, une chance à saisir et deux périls à éviter. La chance : celle de vivre une période étonnante de l’histoire de l’Eglise, où un souffle de l’Esprit est en train de passer comme rarement, de sorte qu’il faut vraiment se mettre « sous le vent ». Les périls : d‘un côté, s’arc-bouter définitivement à un état fort, vrai, légitime, de la Tradition mais le considérer comme clos et canoniser un magistère intangible ; mépriser « les foules qui ne connaissent pas la Loi » ; penser plus ou moins « qu’aucun prophète ne vient de Galilée » (cf. Jn. 7, 40 et 52). De l’autre, mettre avec enthousiasme ses pas dans les pas des prophètes (ici Jean et François), pour ensuite ne plus marcher avec eux, lorsque leurs propos ou leurs décisions deviendraient trop difficiles (cf. Jn. 6, 60-61) ; ou pour les abandonner au moment où persévérer dans la confiance mettrait en péril notre situation dans la société ou dans l’Eglise (cf. Marc 14,50). De toutes manières, la Croix est en travers du chemin.
Il me semble que ce genre de considérations pourrait aider à envisager sereinement le Synode et à y participer, de plus ou moins près, en disciples de Jésus.
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