« Vérité à Alexandrie, erreur à Constantinople ? »
« Vérité à Alexandrie, erreur à Constantinople ? »[1]
En octobre 2014, les églises de la Communion anglicane et les églises orthodoxes orientales ont rendu public leur accord sur la confession de foi christologique[2]. Cet accord marque la fin de quarante années de discussions entre les diverses églises chrétiennes en vue de formuler une déclaration de foi commune sur le Christ. Le premier pas avait été fait en 1973, lors d’une rencontre à Rome entre le patriarche d’Alexandrie Chenoudah III et le pape Paul VI.
Le point qui m’intéresse ici est moins la rédaction aujourd’hui d’une formule d’accord que la reconnaissance officielle du fait que les formules du passé sur l’identité du Christ, une fois replacées dans leur contexte culturel et religieux, voire politique, exprimaient de façon authentique la foi de l’Eglise. En d’autres termes, il y avait, et il y a encore une manière légitime de parler à Alexandrie de « l‘unique nature du Dieu Logos incarné »[3] et de confesser à Constantinople « le Fils unique, en deux natures et en une unique personne »[4]. Comment cela est-il possible, alors que l’histoire nous montre que les combats pour une de ces formules et contre l’autre ont déchiré les Eglises, divisé les populations, provoqué des effusions de sang et, peut-être fait le lit de l’Islam entre le IVe et le VIe siècle ? Et d’autre part les accords d’aujourd’hui sont-ils vraiment solides, si chacune des églises continue, dans sa liturgie, sa catéchèse et sa prédication à se référer à « sa » formule, dont il faut reconnaître qu’elle demeure incompatible avec l’autre ?
Je voudrais tenter de dire ici quelque chose de la légitimité de formules diverses, l’une qu’on utilise, l’autre qu’on reconnait mais qu’on n’emploie pas. Il me semble qu’il y a au moins deux raisons à cela. La première est que les concepts humains et les mots qui les expriment ne sont pas des « idées claires et distinctes » (pace Descartes) et ne disent pas le « vraiment vrai » (pace Platon). Nos pensées sont intrinsèquement reliées à nos images, nos sensations, nos émotions et il faut sans cesse lutter contre la tentation de les en dépouiller (ou, au contraire, de nier l’esprit) ; l’histoire de la philosophie nous montre qu’une telle lutte est toujours présente, toujours reprise. En définitive, à l’intérieur d’un cadre assez large, il y a plusieurs manières de dire le vrai, théorique, mais aussi pratique. Et l’exemple de la christologie nous montre clairement que ces manières peuvent être inconciliables, si on oublie leur enracinement humain. En effet, dans un cas, on nous parle d’une nature unique, dans l’autre de deux. La controverse théologique en restait au concept et au mot et rendait inévitable l’exclusive ; il fallait choisir. Ce qu’on a fini par voir, c’est que le mot « nature » a des harmoniques dont on ne peut pas, concrètement, faire abstraction. Et ces harmoniques ne sont pas les mêmes à Alexandrie et à Constantinople. Cela veut dire que les chalcédoniens n’emploieront pas facilement la formule monophysite, ni les monophysites la formule chalcédonienne. Chacun continuera de parler son propre langage, dans lequel il est à l’aise, et de réciter son propre Credo, mais il reconnaîtra à l’autre le droit de parler autrement : il n’y a pas, il ne peut y avoir univocité du langage, il peut y avoir symphonie. L’hérésie intervient quand on s’exprime en dehors du cadre symphonique.
La seconde raison qui fonde la diversité des langages est que l’homme est indéfiniment un étudiant ; son appétit de connaître est tel qu’il ne saurait s’arrêter dans la recherche du vrai. Une formule porte nécessairement la marque d’un certain état de la question, que des découvertes ultérieures, des recherches en cours, des éléments nouveaux déstabilisent plus ou moins, de sorte que, là encore les harmoniques d’un mot ou d’une affirmation varient. Au terme d’une longue existence où la théologie a occupé une grande place, j’ai facilement pu m’en rendre compte, d’autant plus que ce temps a été traversé par le Concile Vatican II et, plus généralement les immenses changements culturels dont internet pourrait être pris comme le symbole. Ici encore, il faut s’efforcer de délimiter le « cadre symphonique » entre un oubli des vérités passées ou au contraire un attachement désespéré à elles, ce qui serait dans les deux cas la négation du temps.
En somme, je pense que les accords christologiques actuels[5] nous font toucher du doigt que la vérité ne peut s’exprimer que dans le temps (divers états du savoir) et dans l’espace (diversité des contextes culturel, sensible et émotionnel), que son expression et sa pratique peuvent ne pas être absolument identiques « partout et toujours ». Toute la difficulté de l’interprétation et du discernement vient de là. Nous aurions intérêt à nous en souvenir aujourd’hui, dans d’autres controverses où intervient aussi le mot « nature ».
[1] Ce titre fait évidemment allusion à la formule de Pascal : « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà ».
[2] Voir le texte dans Istina, LX, 2015, 110-113.
[3] Formule dite « monophysite »
[4] Formule dite « chalcédonienne »
[5] On pourraient en dire autant de l’accord entre luthériens et catholiques sur la grâce, conclu il y a quelques années à Augsbourg.