Et Il leur apparut


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Gold Cost. Alfred Eisenstaedt, Life
in Edward Steichen, The Family of Man, Published for the Museum of Modern Art by Simon and Schuster, New York 1955, p. 77.

Nous approchons de Pâques. Me vient à l’esprit la question soulevée par des critiques bibliques et des théologiens savants (à la corporation desquels j’appartiens un peu) : Jésus ressuscité est-il apparu aux disciples le lendemain de sa mort, ou bien la conviction de la résurrection est-elle le résultat d’une réflexion à la fois intime à chacun et partagée entre eux, sans vision du Ressuscité?

J’ai cru trouver une réponse dans The Family of Man, catalogue  toujours réimprimé d’une étonnante, émouvante, tragique, consolante exposition de photographies qui porte tout simplement sur l’homme[1]. A la page 77, il y a la photo d’une barque : une dizaine de pêcheurs africains y pagaient avec énergie ; certains sont nus, d’autres ont un chiffon sur les reins ; au milieu, quelque chose qui pourrait être un panier avec des poissons… J’y ai spontanément vu comme une belle et vraie photo des disciples de Jésus ramant sur le Lac de Tibériade,  luttant contre la tempête ou simplement « allant pêcher » (Jean 21,3).

Ces hommes actifs et forts sont aussi des âmes juives simples et généreuses, convaincues de l’élection divine de leur nation dérisoire. Ils ont suivi ce Jésus de Nazareth, fort en parole et riche en prodiges, qui les avait appelés au service de cette royauté de Dieu en Israël. Parfois il était sorti avec eux sur le lac et, semble-t-il, il y avait fait quelque prodige. Et puis, un jour,  le rêve s’était écroulé ; ils avaient été témoins de l’échec progressif de Jésus, lâché par les foules, persécuté par les sages et les prêtres, livré aux occupants. Alors : leur peur, leur fuite, sa crucifixion, la honte, la déception, de nouveau  la peur… Que faire ? s’enfermer, se cacher ou bien, finalement, retourner pêcher ?

J’ai du mal à imaginer que ces hommes simples, terrifiés par l’événement, incapables de seulement ensevelir le corps de leur maître, aient soudain compris dans leur for intérieur le message : « Il est ressuscité, Il nous envoie annoncer cette résurrection au peuple qui, deux jours avant, l’a laissé mettre en croix »! J’imagine bien plus facilement des apparitions, analogues à celles que les évangiles racontent avec d’étonnantes  nuances : il apparaît certes et il insiste : « C’est bien moi ». Pourtant ce moi identique n’est pas d’emblée reconnaissable. Il est vu, il y a quelqu’un ; c’est du réel qui rencontre leur marasme. Pourtant ses yeux ne suffisent pas à Marie-Madeleine pour reconnaître Jésus ; il y faut une parole, ce sont les oreilles de Marie qui vont lui ouvrir les yeux. La reconnaissance advenue, le Christ interdit qu’on le touche : il envoie Marie, désormais hors de sa vue, témoigner de ce qui lui a été révélé [dévoilé, donc d’une vue à la fois réelle et diverse]. – S’il faut une parole à Marie, il y a besoin d’un geste aux disciples d’Emmaüs, car leurs yeux, qui voient l’étranger cheminant avec eux, « étaient, dit le texte, empêchés de le reconnaître ». Il faut que leurs mains touchent du pain pour que s’ouvrent leurs yeux, mais alors il disparaît à leur vue, ce qui, comme pour Marie, les met en chemin vers les autres disciples. Ainsi, vu mais non reconnu par la mémoire visuelle, perçu plutôt par celle de l’écoute et de l’agir, il échappe aussitôt aux yeux, aux oreilles, au toucher, car il apparaît et disparaît, comme s’il maîtrisait l’espace, en son corps et hors son corps. Donc identité : du corps, de la personne connue qui est ce corps et l’habite, de la voix entendue et des gestes partagés qui sont médiation de la reconnaissance ; mais aussitôt, non-identité manifestée par la non-reconnaissance spontanée des disciples, par la maîtrise de Jésus sur l’espace, habité et déserté à volonté, par l’inouï de sa parole. Il y a tout ce qu’il faut pour que ces pêcheurs nus et terrifiés soient touchés, convertis, propulsés dans la mission et renvoyés aux Ecritures qui leur permettront de comprendre ce à quoi les apparitions leur avaient donné de croire.

Je préfère les apparitions à la pure illumination intérieure, parce qu’elles sont symboliques, au sens fort et non commun du terme « symbole » : quelque chose de consistant, de sensible, d’émotionnel, qui atteint les hommes au plein cœur de leur humanité, mais qui immédiatement les renvoie au-delà, ou plutôt les introduit à la profondeur de ce qu’il manifeste. L’apparition est un jeu du sens et de l’esprit, dont l’Eglise (la communauté des disciples) ne cessera jamais de jouer.

Peut-être nous autres théologiens aurions-nous intérêt à aller nus dans une barque sur un lac agité, avec en arrière-plan, la peur panique de roquettes dont on entend le bruit en arrière-plan. Une apparition alors nous ferait comprendre que tout n’est pas perdu, au contraire, parce qu’il est là dans sa Chair et dans son Esprit… Nous ne pouvons pas davantage remplacer les apparitions par une intériorité sublime, que nous ne pouvons vivre chrétiennement sans la présence symbolique, donc réelle mais au-delà, de l’Eucharistie. L’interprétation et l’intelligence viennent après, – du moins je crois.


[1] The Family of Man, The Museum of Modern Art, New-York, 1953 (réimpression 2014)

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