Qu’est-ce que mourir ?


On parle beaucoup en ce moment de Vincent Lambert, cet homme jeune qui est depuis 7 ans dans le coma. Il semble que, de même que lors d’un épisode semblable en Italie il y a quelques années, il y ait beaucoup de passion dans ce qui se dit ou s’écrit, beaucoup de souffrance en tous cas chez les proches, divisés sur la conduite à suivre. Je ne voudrais pas aborder ici la question légale et politique, ni la question morale. Je voudrais ici réfléchir en chrétien, ou du moins essayer.

Qu’est-ce que nous, chrétiens, croyons de la mort ? La réponse, il me semble, ne peut venir que d’une contemplation de la mort de Jésus-Christ. Les évangiles en font une histoire du Fils en face de son Père. Un mot à double sens dit le fond de l’être de Jésus mourant : « abandon ». Jésus est abandonné de Dieu, laissé seul à son échec : il n’a pas instauré le Royaume espéré, et sa vie d’homme lui est ôtée dans d’affreuses conditions : « Mon  Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Marc, 15,34).  Mais Jésus s’abandonne à Dieu : au moment où il n’a plus aucune possibilité d’agir et d’être, il lui reste l’invocation et il la saisit : « Mon Père en tes mains, je remets mon esprit » (Luc, 23, 46). Et saint Jean dit de même : « Il inclina la tête et rendit l’esprit » (Jean, 19 30). La mort de Jésus est un dialogue, de l’esprit, de l’âme, du corps, avec Dieu. Et s’il en est ainsi, le Dieu vivant, qui engendre éternellement son Fils, qu’Il a envoyé sur la terre pour instaurer le Royaume, est là-devant à la Croix, actif en son silence quand le Fils meurt sur la terre, et, mystérieusement, il répond. Il exauce la piété de Jésus, dit la Lettre aux Hébreux (5,7). – De plus, Jésus n’est pas mort seul, mais crucifié avec des brigands et sous le regard de sa Mère et de quelques autres qui meurent de sa mort, car leur vie est entièrement bouleversée par sa Croix.

Un chrétien peut-il mourir autrement que Jésus ? Encore en vie, il peut désirer en tout cas mourir en invoquant le nom du Père, et ceux qui entourent le mourant peuvent désirer accompagner cette invocation, éventuellement la susciter. En toute mort, il y a abandon de Dieu et à Dieu ; il y a présence accueillante de Dieu : à celui qui meurt, à ceux qui sont autour de lui. Un jour, par hasard, dans une toute petite revue missionnaire sans prétentions, destinée à entretenir la générosité des lecteurs pour les œuvres d’une quelconque congrégation missionnaire, j’ai lu  cette définition de la mort, venant paraît-il d’un pygmée : « Mourir, c’est dire à Dieu, ‘mon Père’ ». Je ne sais pas si à cet homme dit « primitif », étranger en tous cas aux subtilités de nos cultures, un missionnaire avait parlé de l’évangile. Lui, en tous cas, était allé au cœur même de la mort ; elle marque le temps du don.

Je ne sais pas dans quelle mesure ces rappels de la réalité effective de la mort peuvent aider à un discernement dans la question qui occupe aujourd’hui les esprits, car nous sommes dans un monde où le regard de la foi chrétienne ne fait plus partie de la mentalité. On peut tout de même dire que prendre la décision d’arrêter les machines, c’est à nos yeux de croyants provoquer pour la personne ce que les théologiens des années 1980 appelaient « l’ultime option » : c’est faire advenir le moment où elle peut s’abandonner corps et âme à un Dieu, qui est à l’horizon, rejoignant ainsi ce que le Christ a fait et que l’Eglise célèbre tous les jours dans l’Eucharistie. Peut-on le faire ? Faut-il le faire ? Je pense que, comme pour tout acte humain, il y a lieu dans ce cas à un discernement, car la vérité religieuse ou morale de l’agir n’est ni mathématique ni métaphysique. La décision résulte de la rencontre entre une prière qui rejoigne en vérité Dieu et l’homme, une appréciation aussi juste que possible des éléments en présence, et une impulsion consentie de la volonté. Si quelqu’un peut prendre la décision définitive, je crois que ce serait le conjoint plutôt que les parents. L’Ecriture dit en effet que « l’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme. Et ils ne feront plus qu’une seule chair » (Gen. 2,24 et Matthieu 19,5). La mort d’un homme concerne donc au premier chef sa femme. Mais cette mort, encore une fois, n’est pas un arrêt de la vie, elle est transformation de la vie. Vita mutatur, non tollitur, dit la liturgie. Le chrétien doit s’en souvenir.

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